Archives mensuelles : décembre 2017

La Fuite !

© Pascal Victor

Comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov – Un spectacle de Macha Makeïeff.

On est en 1920 et la guerre civile qui suit le coup d’état bolchévique est perdue pour les Russes blancs qui n’acceptent pas la révolution et n’ont d’autre choix que de s’enfuir en Crimée, à Sébastopol, Constantinople et Paris. Boulgakov les suit, dans cette pièce intitulée La Fuite ! écrite en 1926/27. Macha Makeïeff croise la pièce avec son histoire familiale. Ses grands parents venaient de Russie et ont pris ce même chemin de l’exil, jusqu’en France. Sa grand-mère rêvait à haute voix, elle rapporte : « Premier théâtre pour moi que la chambre de ma grand-mère. Petite alors, je m’asseyais sur le parquet au seuil de sa porte, écoutais Olga et regardais ce qui, à la nuit tombée, se mettait à flotter de ses rêveries fantastiques, souvenirs de la guerre civile en Russie, de la perte d’un monde ancien, d’une maison, d’un pays, de paysages disparus. » Elle est cette petite fille d’une dizaine d’années présente sur le plateau tout au long du spectacle, témoin discret de l’Histoire.

Un grand portrait de Mikhaïl Boulgakov, photo reproduite sur un voile, accueille le spectateur. Né à Kiev, à l’époque partie de l’Empire Russe, en 1891, Boulgakov exerce quelques années son métier de médecin avant de se consacrer à l’écriture. En 1921, il s’installe à Moscou, collabore à diverses revues et écrit des feuilletons, sortes de sketches comiques inspirés de l’actualité quotidienne. Publié en 1925, son premier roman, La Garde blanche raconte le parcours d’une famille de l’intelligentsia proche des Blancs et évoque les évènements révolutionnaires de Kiev dont il tirera une pièce de théâtre, Les Journées des Tourbine. Ses écrits s’inscrivent dans un style satirico-fantastique. Il est peu publié, et, à partir de 1926, traqué par le régime, ses œuvres sont interdites. Staline lui refuse la permission de quitter la Russie. Il lui écrit le 30 mai 1931 : « Dans les vastes espaces des Belles-lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoi qu’on en fait, ressembler à un caniche. On m’a donc traité comme un loup. Et l’on m’a pourchassé plusieurs années d’affilée, selon les règles de la battue littéraire, dans un espace clos. Je n’en conçois pas de rancune mais je suis très fatigué, et à la fin de 1929, je me suis effondré. Aussi bien, même une bête sauvage peut se lasser. La bête a déclaré qu’elle n’était plus un loup, plus un homme de lettres. Qu’elle renonçait à sa profession. Qu’elle se taisait. Disons-le clairement, c’est de la lâcheté. Il n’existe pas d’écrivain qui puisse se taire. S’il l’a fait, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. Et si un écrivain se tait, il périra. » Il travaille un temps comme assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou, écrit des livrets d’opéra pour le Bolchoï, adaptations et travaux alimentaires se succèdent. Il donne sa pleine mesure dans Le Maître et Marguerite, texte commencé en 1928 où il traite de la problématique de l’écrivain face au pouvoir totalitaire et y travaille jusqu’à ses derniers jours. Il meurt en 1940 à l’âge de 49 ans.

Toute l’écriture de Boulgakov est marquée par sa passion du théâtre. Dans La Fuite, le contexte des émigrés apparaît sur un mode drôle et tragique, en même temps qu’onirique. Il y traite sur un mode insolent et provocateur de l’arbitraire stalinien et de la censure, du destin, de la revanche, de la trahison, de la nostalgie du retour. La pièce est construite en huit songes et présente une galerie de portraits – des déclassés, des réprouvés, des gens chassés, exclus et sans identité – entre rêves et cauchemars, dans une sorte d’électricité fantastique.

On retrouve tous ces ingrédients dans la lecture que fait Macha Makeïeff de la pièce où mélancolie, fantaisie et humour côtoient la noirceur de l’histoire collective. Auteure, metteure en scène et plasticienne, elle dirige La Criée, Théâtre National de Marseille après avoir créé avec Jérôme Deschamps de nombreux spectacles de théâtre. Elle présente ici un spectacle flamboyant et sensible, entre fresque ou épopée et intimité, avec une densité de jeu exceptionnelle, une gestuelle précise et des chants, avec une scénographie intemporelle et efficace, des lumières-écritures qui ponctuent les actions, de la verve et de la tendresse, dans un imaginaire terrien et onirique, et un rappel politique de ce qui a habité son enfance.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2017

Avec Karyll Elgrichi – Vanessa Fonte – Alain Fromager – Samuel Glaumé – Pierre Hancisse – Sylvain Levitte – Thomas Morris – Émilie Pictet – Pascal Rénéric – Geoffroy Rondeau – Vincent Winterhalter – Noémie Labaune – Salomé Narboni. Adaptation, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff – lumière Jean Bellorini – collaboration Angelin Preljocaj – conseil à la langue russe Sophie Bénech – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Gaëlle Hermant – assistanat à la lumière Olivier Tisseyre – assistanat à la scénographie et aux accessoires Margot Clavières – assistanat aux costumes et atelier Claudine Crauland – intervention et scénographie Clémence Bézat – Pavillon Bosio (Monaco) iconographie et vidéo Guillaume Cassar – régie générale André Neri.

Du 29 novembre au 17 décembre 2017 – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon – du 9 au 13 janvier 2018, Les Célestins à Lyon – 19 et 20 janvier 2018, Le Quai à Angers.

 

Avant la Révolution

© Mostafa Abdel Aty

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Interprétation Nanda Mohammad, Ramsi Lehner, au Tarmac – Le spectacle a été créé au théâtre Rawabet du Caire, en octobre 2017.

Que se passait-il en Egypte avant le 25 janvier 2011, date d’un soulèvement populaire sans précédent ayant mené à la démission du président Hosni Moubarak, le 11 février ? Deux personnages, en équilibre sur des charbons ardents ou sur une planche à clous, sorte de fakirs hyper concentrés lisent, non pas l’avenir mais le passé proche, en une litanie d’injustices, d’oppressions et de violences énoncées qui s’entrechoquent les unes aux autres mêlant les territoires du privé aux exactions publiques.

Des pas se rapprochent comme du fond d’une prison, qui s’amplifient pour devenir des coups répétés. Les deux acteurs à la forte présence elle, Nanda Mohammad, lui, Ramsi Lehner, tous deux chemises blanches et pantalons aux bretelles rouges, en immobilité forcée face public, semblent pris dans les glaces. Ils sont à l’image des films muets et expriment ici avec une forte intensité et charge émotionnelle qui passe dans la salle, ce qu’on ne saurait exprimer hors de la scène dans un contexte égyptien sous contrôle.

La démarche d’Ahmed El Attar, élaborateur du projet, rédacteur et metteur en scène, est courageuse. Il a puisé dans la presse et les médias, dans les chansons et les feuilletons, dans les discours et les slogans, dans l’épilogue des prières du vendredi, l’indélébile de situations toutes plus tragiques les unes que les autres, pour inscrire au fronton du théâtre – ici via le surtitrage – les actes qui ont grossi le fleuve, menant à la dérive après l’explosion de janvier 2011. Il y mélange le personnel et le collectif, la réalité et la fiction, il n’y a pas, en apparence, de tracé rationnel, mais un copié collé assourdissant.

On connaît le travail d’Ahmed El Attar en France où il a déjà présenté On the importance of being an Arab en 2009 et The Last super entre autre au Festival d’Avignon et au Festival d’Automne, en 2015. Le metteur en scène est un actif entrepreneur culturel, il a fondé au Caire plusieurs structures : le Studio Emad Eddine pour la formation des artistes et médiateurs culturels et pour accompagner les projets indépendants ; Orient Productions pour produire et coproduire les spectacles et événements ; sa compagnie indépendante, Temple. Par ailleurs il dirige le Théâtre El Falaki au Caire relevant de l’Université Américaine où il a créé le Festival D-CAF – Downtown Contemporary Arts Festival – carrefour entre le théâtre égyptien, le théâtre du Moyen-Orient et au-delà la création internationale.

« Le 8 juin 1992, l’écrivain égyptien Farag Foda sortait de son bureau, rue Asmaa Fahmy à Héliopolis pour prendre sa voiture…. » Il n’est vraisemblablement jamais arrivé.

Brigitte Rémer, le 5 décembre 2017

Avec Nanda Mohammad et Ramsi Lehner – musique Hassan Khan – décor et costumes Hussein Baydoun – création lumières Charlie Aström – production Henri Jules Julien.

Du 28 novembre au 2 décembre, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020 – Tél. : 01 43 64 80 80. Site : www. letarmac.fr – En tournée à Annecy-Bonlieu scène nationale, les 6 et 7 décembre – à la Filature de Mulhouse, les 24 et 25 janvier 2018 – à la Kultuurfactorij Monty d’Anvers les 26 et 27 janvier – au Caire Festival D-Caf, du 22 au 25 mars.

Les Trois Sœurs

© Thierry Depagne

Un spectacle de Simon Stone, d’après Anton Tchekhov – Odéon Théâtre de l’Europe – Création française d’après la production originale du Theater Basel en version allemande.

La vie quotidienne vaut-elle d’être mise en exergue et en représentation, comme une star ? Miroir, mon beau miroir… ! Elle n’est pas vraiment poétique et se met en scène d’elle-même chaque jour dans les transports, les boutiques, les familles, dans le langage et l’imaginaire parfois proche du zéro pointé. Alors que faire de la chronique d’une famille bobo d’aujourd’hui qui se retrouve dans la villa familiale des vacances cinq ans après la mort du père, belle maison transparente qui tourne sur elle même comme un manège et livre les actes de la vie quotidienne où petits bobos et grands états d’âme des uns(es) et des autres s’entremêlent : potins sur les dernières emplettes, banalités en tous genres – bouchons sur la route, clé égarée, retour de piscine ou de plage, boulot chez SFR –

Les Simon Stone’s Trois sœurs présentent l’histoire de ce club des trois, quatre ou cinq, où on s’ennuie ferme, se demandant, si, comme dans un multiplexe, on ne s’est pas trompé de salle. Le système Simon Stone qui collait si bien à Medea, présenté il y a peu par l’artiste en résidence à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, ici ne fonctionne pas, la passion l’alimentait. La vie comme elle va est beaucoup moins captivante. Autant faire un collage personnel sur le sujet plutôt que d’offrir ce bouillon léger sous label tchekhovien – et même si c’est d’après Tchekhov puisqu’il n’en reste rien que cet exercice de style d’une soi-disant transposition.

La photo de famille est prise devant l’urne contenant les cendres du père, qui encombre un tant soit peu, là se battent les cartes des mélancolies urbaines des personnages qui vont et viennent : les trois sœurs, Olga, Macha et Irina dont c’est l’anniversaire, leur frère André sous substance illicite, amants, amis, une petite communauté privilégiée. On les suit, de pièce en pièce, du rez de chaussée – entre cuisine salon et terrasse – au premier étage dans les chambres et jusqu’aux actes intimes de la salle de bains et des toilettes. On se trouve tout au long du spectacle comme sous caméra de surveillance et dans un vide sidéral, à tel point qu’on a du mal à croire, plus tard, à l’acte final.

La trame serait d’Anton Tchekov, – né en 1860, mort en 1904 – les Trois Sœurs seraient d’aujourd’hui, elles joueraient la partie entre indépendance, féminisme, amourettes, grands problèmes existentiels et tout le kitsch qui va avec, passant de la victoire de Trump aux jugements de valeur version café du commerce, mais qu’est-ce qu’on s’en fout ! Elles se regardent avec complaisance, tentent la séduction, l’alcool et jouent de légèreté. Aucune épaisseur ni nostalgie, aucune vie, on pourrait se croire sur un plateau télé où l’on attend que le temps passe, malgré le jeu d’acteurs/trices qui tricotent comme ils/elles peuvent avec un argument devenu diaphane. Et même si la déclaration d’intention du metteur en scène tend à le justifier dans sa très libre interprétation des choses : « Tchekhov fait commencer toutes ses pièces en indiquant qu’elles se déroulent dans le temps présent, et à cet égard je le prends au mot » notre temps présent, vu sous cet angle ne vaut guère le détour.

Brigitte Rémer, le 29 novembre 2017

Avec : Jean-Baptiste Anoumon – Assaad Bouab – Éric Caravaca – Amira Casar – Servane Ducorps – Eloïse Mignon – Laurent Papot – Frédéric Pierrot – Céline Sallette – Assane Timbo – Thibault Vinçon – Teodor (Kouliguine) – Alex (Verchynine) – Andrei Olga – Natacha Irina – (Touzenbach) Roman Macha Herbert (Fedotik / Rodé) Viktor (Saliony). Traduction française Robin Ormond – décors Lizzie Clachan – costumes Mel Page – musique Stefan Gregory – lumière Cornelius Hunziker.

Tournée 2018 : du 8 au 17 janvier TNP, Villeurbanne – du 23 au 26 janvier Teatro Stabile, Turin – du 1er au 3 février DeSingel, Anvers – 16 et 17 février Le Quai, Angers.